Aller du côté de la «Banlieue Ville» faite d’encre et de papiers, de couleurs chaudes et vives, et que nous ouvre avec délicatesse la poètesse française Aline Recoura, c’est traverser avec bonheur un bel univers scripto-poétique, fait d’un tissu fin et soyeux de sensations, d’impressions, de bruits lointains ou en sourdine, de souvenirs épars, de rêves vagues qui flottent par-dessus les inquiétudes et grisailles du quotidien de la banlieue et de ces villes «de grandes solitudes» (Sardou).
Aller du côté de la «Banlieue Ville», c’est se laisser emporter par cette savoureuse émotion qui, continûment, jaillit de cet accord délicieux des sonorités et des mots ; des mots de tous les jours, jamais recherchés, qui nous rappellent quelque peu le vocabulaire simple, mais ordonné avec magie, qui a fait toute l’originalité et la beauté de la poésie de Jacques Prévert. Grand poète du «réalisme poétique» (Paroles) à qui nous ne pouvons, en effet, que penser en lisant, non sans beaucoup de plaisir, cette longue enfilade de 141 poèmes dont se compose ce beau recueil de Aline Recoura, merveilleusement illustré par le peintre de grand talent, Marjan : plus de 20 pages d’illustrations «mélancoliques et humanistes», selon la juste expression de Armel Louis ayant signé la quatrième de couverture, et qui, grâce à leur grande facture technique et artistique, se présentent comme des toiles à part entière, superbes et saisissantes au suprême, qui entrent aisément en interaction avec ces poèmes et qui, comme ces derniers, sont mues par le désir de faire découvrir la banlieue de l’intérieur, par-delà les préjugés et les fantasmes, et en transcendant un quotidien aux teintes souvent noires et grises ou fauves :
«Banlieue de Nice/ banlieue de Lyon/ banlieue de Paris/ banlieue de Marseille/ j’y habite/ j’y exprime/j’y grandis/ je m’y émancipe/ j’y voyage/ je prends le bus, le train pour/ Paris/ Bordeaux/ Toulouse/ Lille/ je prends des tramways des métros/ je rentre en gare/ je circule/ je sors de gare/ je roule/ je traverse/ je m’envole/ j’aime/ je déambule» (p. 5).
Outre ce poème inaugural, un autre poème éponyme, c’est-à-dire donnant son titre à tout le recueil «Banlieue Ville» (p. 7), assure l’ouverture de ce volume qui se répartit en deux grands volets réunissant, le premier ; les morceaux réservés à la «Banlieue», et le second, ceux évoquant la «Ville». Les infinitifs «Habiter», «S’exprimer», «Grandir», «S’émanciper» et «Voyager» traduisant, tel le mode verbal dont ils procèdent, l’atemporel ou l’omni-temporel, correspondent aux intitulés des différentes sections du premier volet et inscrivent la banlieue et les êtres qui la peuplent et y vaquent à leurs affaires journalières, dans la durée et la continuité que la totale absence des signes de ponctuation et l’effacement délibéré des conjonctions signifient aussi. Il en va de même pour les autres infinitifs qui nomment les sections relatives au deuxième volet : «Entrer en gare», «Circuler», «Sortir de gare», «Rouler», «Traverser», «S’envoler», «Aimer» et «Déambuler». Quelque chose de cyclique, de répétitif et de monocorde est discrètement connotée par ces titres à l’infinitif. Le retour insistant, partout dans ce recueil, des mêmes sonorités vocaliques et consonantiques (allitérations, assonances, paronomase et autres figures musicales) et des mêmes expressions et qui fonctionne comme un système de production des vers et des rythmes, comme une «poiêsis» (Grec : manipulation créatrice, fabrication), favorise l’impression de cet éternel retour du même, de cet incessant ordre cyclique et de cette monotonie qui seraient le propre de la vie quotidienne dans la banlieue qu’évoquent, racontent ou chantent ces poèmes fonctionnant, en effet, sur des procédés récurrents de va-et-vient, d’itérations et de variations.
En effet, on a dans ce recueil une organisation poétique qui privilégie sensiblement la répétition. Laquelle est le principe général qui gouverne le rythme, l’écoulement des vers, mais aussi la rhétorique d’insistance et du soulignement oratoire des mots. Tous les poèmes se développent à travers de multiples sonorités itératives marquantes et des vocables et syntagmes répétés ou repris sous formes d’anaphores, d’épiphores, d’anadiploses d’hypozeuxes (parallélismes) ou de refrains :
«Rester ici où les enfants/ ouvrent les yeux sur la lune/ Rester ici où les enfants/ mangent des cornflakes au déjeuner/ Rester ici où les enfants/ disent couleur pour toutes les couleurs/ Rester ici où les enfants/ mangent beignets frites coca à de nombreux repas/ Rester ici (…) Restez ici (…) Restez ici où les enfants/ sont grands avant d’être petits…» (p. 53). «Jardin du Luxembourg (…) j’y suis allée avec tous mes amoureux/ j’y suis allée avec mon fils/ j’y suis allée tous les dimanches matin…» (p. 265).
La répétition animant de manière constante cette poésie de Aline Recoura devient quelquefois lancinante, hypnotique comme une incantation. Ainsi donc se développe, par exemple, dans le texte intitulé «Femme La ville», l’anaphore rhétorique ou plutôt l’épanaphore (répétition initiale) reprise systématiquement en tête de 40 vers consécutifs et qui, en imprimant à ce morceau une cadence fortement itérative et cyclique, suggère le caractère machinal et abrutissant du rythme de la vie des femmes citadines :
«Femme La Ville dans le dos/ Femme La Ville dans le métro/ Femme La Ville sous les pieds/ Femme La Ville trop de loyers/ Femme La Ville maternité/ Femme La ville esseulée (…) Femme La Ville rêves déchus/(…) Femme La Ville des mirages…» (pp. 277-278).
La répétition insistante et structurante à la fois de plusieurs de ces poèmes est quelquefois finale qui marque la fin des vers tout au long, par exemple, de cette pièce de 45 vers placée sous le titre «Père» dans la section «Grandir» :
«Il cuisine du poulet au curry/ pour ces garçons de 17 ans/ Il étend les lessives/ pour ses garçons de 17 ans/ Il va chez l’avocat/ pour son garçon de 17 ans/ Il prépare cookies gâteaux au chocolat/ pour ses garçons de 17 ans…» (pp. 77-78).
Puissamment marqués par cette répétition qui, sans cesse, agit sur l’affect du lecteur, les poèmes de «Banlieue Ville» à la longueur inégale et aux vers à la volumétrie variable, mais souvent plutôt courts et légers, produisent continuellement des effets de brièveté, de célérité et d’incision qui viennent soutenir les brèves pensées éphémères, douloureuses ou jouissives, et les émotions diverses qu’éveille le spectacle de la banlieue des villes françaises avec l’humanité «pauvre ou riche» qui la peuple, avec «ses histoires, ses bagarres, ses misères, ses imprévus, ses rêves « (Armel Louis), avec aussi ses «enfants, femmes ou familles (qui) vivent au quotidien leur émerveillement ou leur détresse (…) leur solidarité, leur partage, leur élan loin des égoïsmes de la ville» (Ibid.).
D’une grâce aérienne, cette poésie d’Aline Recoura qui paraît toute simple, toute spontanée et coulant de source, telle la langue courante, s’avère, quand on la lit avec attention, être le fruit d’une laborieuse entreprise scripturaire en vertu de laquelle la poète a su peser chaque vers et donner à chaque poème une expressivité maximale. Les heureuses trouvailles syntaxiques (inversions, parallélismes, effacement des conjonctions de coordination, assouplissement des structures morphosyntaxiques, emphases, etc.) qu’elle a mises à contribution et les images métaphoriques ayant émaillé sa poésie et augmenté son coefficient de poéticité -(«J’entends courir les mots dans ma tête» (p. 110) ; «J’ai gardé pour moi/ les arbres secoués par ton souffle» (p. 112) ; «en périphérie on ne manque pas d’imagination/ pour tricoter un peu d’humanité malgré la promiscuité» (p. 275)), témoignent d’un talent poétique à la fécondité novatrice qui élève cette belle prose, savamment versifiée, à la dignité de la poésie.
*Pastiche du titre du film de Gérard Pirès «Elle court, elle court la banlieue» (1973), avec Jacques Higelin, Marthe Keller et Robert Castel.
Aline Recoura, «Banlieue Ville», Paris, éditions «La Lucarne des écrivains», Paris, 289 pages, grand format, 2020. Illustration de Marjan. Isbn : 978-2-37673-038-5.
-Aline Recoura a fait des études de Lettres modernes. Elle est professeure des écoles en France, poète et comédienne. Ses textes sont parus d’abord dans de nombreuses revues et anthologies. «Scènes d’école» est le titre de son recueil de nouvelles publié aux éditions «Le Lys bleu», en 2021. Elle a publié aussi aux éditions du «Petit Rameur» un autre livre de poésie intitulé «Cardio Poème». Elle a contribué à la création de deux spectacles pour le festival d’Avignon avec le collectif «Slam Ô féminin», dont elle était membre pendant dix ans. Actuellement, elle fait partie du collectif «Les déméninges».